Le 27 novembre 2013, la célèbre maison de vente Breker [1] a adjugé un arithmomètre de Thomas de Colmar pour la somme de 233 814 €, frais compris ! Cela constitue un record sans précédent. Il faut dire que la machine avait de quoi séduire : boite en marqueterie Boulle, dédicace de l’inventeur, un vrai petit bijou ! (fig.1). Et puis la date aussi, 1835 ! Qui en fait apparemment l’un des plus anciens arithmomètres connus. En terme de prix, seul le prototype construit par Piolaine en 1848 s’en est approché. Celui-ci fut vendu 166 000£ chez Christie’s en 1997[2], ce qui a sans nul doute servi de base de référence (fig.2).
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Figure 1 / Arithmomètre n°541 |
Figure 2 / Arithmomètre T1848 |
L’arithmomètre vendu chez Breker est-il vraiment exceptionnel ?
Pour en juger, il convient d’avoir en main les bonnes cartes.
Dans un premier temps nous passerons en revue les différents critères qui permettent de dater un arithmomètre. Le numéro de série, la forme du cachet, la structure du reporteur en sont de bons indicateurs. D’autres critères peuvent en revanche semer la confusion, comme la forme du commutateur ou l’absence de compteurs de tours. Le fait de trouver un cachet portant le numéro de série 541 n’encourage pas à penser qu’on est en face d’une rareté absolue. L’erreur de datation est par conséquent évoquée.
Note : Cette date a été modifiée sur le site de la maison de vente il y a quelques semaines. (Un peu tard ? Trop tard ? Vraiment trop tard ?)
Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à la magnifique boite. Si sa beauté fait l’unanimité, son appariement pose problème. Celle-ci semble en effet ne pas avoir été conçue pour ce modèle d’arithmomètre, car elle est trop petite.
Un certain nombre d’ajustements ont donc été nécessaires. Au terme d’une analyse comparative, Il apparaît que la machine a été coupée au niveau de la platine. Le problème est de savoir quand a eu lieu ce « mariage forcé ».Cela laisse libre cours à plusieurs hypothèses.
Enfin nous chercherons à savoir qui est Mlle Renaud. Des sources généalogiques nous donnent un certain éclairage sur le sujet sans nous apporter réellement de certitudes.
I) Les méthodes de datation
L'année 1850 marque un tournant dans l'histoire de l'arithmomètre. Thomas est devenu un homme riche, ses compagnies d’assurance [3] prospèrent. L'Europe s'industrialise ! La machine devient fiable ! Bref, tous les ingrédients sont là pour favoriser la commercialisation.
Entre 1850 et 1854, la production se fait à un rythme relativement soutenu. L’abbé Moigno, rédacteur de la célèbre revue des sciences Cosmos, indique [4], que sur cette période, environ 200 machines à 10 chiffres et 50 machines à 16 chiffres sont sorties des ateliers de fabrication.
Les premières machines T1850 n’étaient pas numérotées (fig.3). Ce n’est que vers 1852 que Thomas commence à apposer un numéro de série sur la platine principale (fig.4).
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Figure 3 / Arithmomètre T1850 |
Figure 4 / Arithmomètre T1852 - N°45 |
Chaque modèle avait sa propre numérotation. Ce système a perduré une bonne dizaine d’années et a été à l’origine de grosses erreurs de datation. On se retrouve par exemple en présence d’ un arithmomètre T1860 portant le N° 14, alors qu’un T1852 offert en 1854 possède le N°105 (fig.5 et 6).
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Figure 5 / Arithmomètre T1860 - N°14 |
Figure 6 / Arithmomètre T1852 - N°105 |
Le problème ne se pose plus lorsque la numérotation devient continue. Thomas de Colmar a choisi de la faire commencer à 500. De prime abord, cela peut paraître étrange car aucun arithmomètre référencé ne possède de numéros 200, 300, ni même 400. Alors, comment expliquer ce grand saut ?
En fait, la raison est simple. Elle tient à la numérotation spécifique qu’il y avait pour chaque nouveau modèle. Comme ceux-ci n’ont pas été fabriqués en grande quantité , on se retrouve avec une succession de petits numéros de série. Seul le modèle à 10 chiffres (T1850A et T1852A) a approché les 200 exemplaires.
Pour commencer sa nouvelle numérotation, notre inventeur a simplement additionné l’ensemble des arithmomètres fabriqués et a obtenu une valeur « proche » de 500. Nous ne philosopherons pas sur le nombre réel de machines fabriquées. Il est possible que Thomas ait un peu gonflé les chiffres.
L’arithmomètre de Mlle Renaud est le 41ème à avoir bénéficié de cette nouvelle numérotation (fig.7). Les numéros sont désormais gravés dans le cachet. Notons que la première tranche (N°500-550) est affectée au même modèle. Non loin de là, au numéro 581, pointe déjà un arithmomètre de nouvelle génération, le T1865 [5] (fig.8).
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Figure 7 / Arithmomètre n°541 |
Figure 8 / Arithmomètre T1865 – N°581 |
Le N°581 est le plus ancien T1865 que nous connaissons. Il est aujourd’hui conservé au Technische Universität de Chemnitz en Allemagne. Il est raisonnable de le dater 1865, mais on pourrait fort bien lui donner un an de plus, sachant que la mise au point du modèle a dû se faire avant le dépôt du brevet. Ce qui est sûr, c’est que 40 numéros le séparent de « l’arithmomètre de Mlle Renaud ». C’est peu en termes de production. Si l’un date de 1864-65, l’autre ne doit pas en être très éloigné…
La presse de l’époque nous donne à ce sujet de précieuses informations. De nombreuses publications [6-7], de 1863-64, font état d’un « petit modèle » à dix chiffres disponible en magasin pour la somme de 150 francs. On y trouve également des modèles à 12 et 16 chiffres vendus respectivement 300 et 400 francs. Ces derniers sont équipés de compteurs de tours.
Les arithmomètres de Thomas de Colmar possèdent toujours la mention de leur inventeur. A ce titre, ils s’avèrent être de très bons indicateurs chronologiques. Nous disposons de suffisamment de machines référencées pour établir des corrélations fiables entre les modèles et leur cachet. Dans certains cas, ils peuvent même contribuer à dater de manière précise un modèle peu référencé dans la littérature.
Le tableau ci-dessous (fig.9) montre les différents cachets qui ont été utilisés sur les arithmomètres de « Thomas » entre 1850 et 1887.
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Fig.9 / Cachets de 1850 à 1887
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Le cachet de l’arithmomètre N°541 est identique à celui que l’on retrouve sur les premiers modèles T1865 (Ici N°840), ce qui les lie chronologiquement. Notons que celui-ci fut utilisé bien après la mort de Thomas de Colmar, jusque dans les années 1875, période à laquelle, son fils, Thomas de Bojano, déplaça l’atelier de fabrication, au 16 rue de la Tour des Dames, à Paris. Cela coïncide d’ailleurs très probablement avec l’embauche de Louis Payen, génial ingénieur-constructeur qui donnera à l’arithmomètre ses lettres de noblesse [8].
Le mécanisme de report des retenues a été un problème majeur dans l’histoire du calcul mécanique. Inutile de vous dire que ce fut la « bête noire » de nos inventeurs pendant près de 200 ans. L’arithmomètre n’a pas échappé à la règle !
Thomas de Colmar a été confronté à un problème évident de fiabilité. L’enjeu est de taille ! Car quel serait l’intérêt de payer une forte somme pour une machine fournissant des résultats erronés !
La quête de la perfection est à l’évidence un long processus, et l’analyse systématique des modèles permet d’en dégager une classification chronologique.
Entre 1850 et 1860, le mécanisme de retenue subit d’importantes modifications. Ce n’est pas tant que le système de 1850 est mauvais, mais c’est que, à l’usage, on s’est aperçu qu’il engendrait des effets collatéraux néfastes !! Au passage de 9 à 0 d’un des cadrans du totalisateur, un petit plan incliné (fig.10), placé sous le cadran, va appuyer sur un levier (fig.11), qui en s’échappant, va autoriser l’avancement d’une dent et la placer en phase d’engrenage avec une roue dentée montée sur l’axe de la décade supérieure. Le problème intervient lors de la phase d’armement de la retenue, c'est-à-dire lorsque le plan incliné va appuyer sur le levier. Quand l’opérateur agit avec vélocité, et que plusieurs cadrans pressent en même temps sur les leviers, le chariot tend alors à se lever légèrement et provoque une dis-connexion des engrenages. Le résultat est alors sans appel : il est faussé.
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Figure 10 / Plans inclinés sur T1850 |
Figure 11 / Levier sur T1850 |
Pour pallier cet inconvénient, Thomas fit adopter sur les modèles T1852 de petits crochets servant à maintenir le chariot en place pendant l’opération (fig.12). Cela fonctionnait très bien, sauf que, si la machine venait à se bloquer en milieu de processus, il devenait tout simplement impossible d’ouvrir le chariot. La seule solution était de sortir la machine de sa boite et d’intervenir, avec difficulté, par dessous. Il y avait donc urgence à corriger le problème. Pour éviter que le chariot ne se soulève, Thomas fit en sorte que la poussée exercée sur le levier ne soit plus verticale, mais horizontale. Le levier fait alors bascule et déplace une dent pour la faire engrener d’une unité avec la roue de la décade supérieure. A partir de 1860, le procédé est amélioré par l’adjonction d’une tierce pièce, nommée « équerre de retenue » (fig.13). Chaque équerre est taillée avec précision pour que le plot d’acier puisse, dans sa rotation, la pousser horizontalement, et s’échapper, sans quoi la machine serait bloquée. Vers 1865, l’ensemble est rendu encore plus sûr par l’emploi de ressorts doubles favorisant le positionnement précis et rapide de la dent sous la roue, et son retour en position neutre, en fin de cycle.
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Figure 12 / Crochet sur T1852 |
Figure 13 / Equerre + Levier sur T1860 |
Le mécanisme de retenue de l’arithmomètre N°541 est identique à celui que l’on trouve sur T1860 et ne peut en aucun cas être confondu avec un modèle plus ancien, du fait même de la structure mécanique du reporteur. Le fait qu’il ne possède pas de ressorts doubles tend à prouver son antériorité sur T1865.
Les différents critères que nous venons de présenter nous amènent à penser que l’arithmomètre date de 1863. Nous l’appellerons par conséquent, et jusqu’à preuve du contraire, T1863.
II) Les confusions éventuelles
- L’inverseur de marche (Commutateur)
L’inverseur de marche n’a été introduit sur l’arithmomètre Thomas que vers 1848. Cet ingénieux système permet aux cadrans du totalisateur de tourner "dextrum ou sinistrum"[9] tandis que les cylindres, eux, vont toujours dans le même sens. Pour ce faire, il a été placé dans le prolongement de chaque cylindre des doubles pignons mobiles qui rentrent en prise alternativement avec celui du cadran totalisateur (fig.14). En mode Addition/Multiplication (AM), c'est le pignon antérieur qui engrène avec le totalisateur. En mode Soustraction/Division (SD), c'est le pignon postérieur.
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Figure 14 / Principe de l’inverseur de marche
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Une réglette métallique, fixée sur le canon de chaque double pignon, permet de déplacer l'ensemble. Celle-ci est actionnée par l’opérateur via un commutateur dont la forme, en fonction des modèles, est typique. Cela permet d’identifier rapidement une machine (fig.15).
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Figure 15 / Forme des commutateurs
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Sur ce point, il peut y avoir confusion car l’arithmomètre N°541 possède un commutateur horizontal quasi identique à celui que l’on trouve sur le modèle T1852. Il serait donc tentant de les dater de la même période. Quelques petits détails permettent néanmoins de les reconnaître. On remarque d’une part que le positionnement de leur commutateur est différent, l’un étant situé plus haut sur la platine que l’autre. D’autre part, la forme de l’entaille, qui permet au bouton-levier de se mouvoir horizontalement, n’est pas la même. Sur l’arithmomètre N°541, celle-ci est fortement échancrée aux extrémités.
En 1855, à l'Exposition universelle de Paris, Thomas de Colmar sort le grand jeu ! Il présente un arithmomètre géant aux allures de piano[10] (fig.16). La communauté scientifique a de quoi être enthousiaste ! L'Abbé Moigno écrit, dans sa revue, en Juillet 1855, un bel article sur le sujet :
« Ce que nous trouvons de plus remarquable dans l'apparition de l'Arithmomètre géant de l' Exposition universelle, c'est qu'alors qu'il semblait extrêmement difficile de lui faire réaliser tous les avantages des petites machines plus faciles à construire, M. Thomas de Colmar ait osé aborder des perfectionnements nouveaux. Ainsi, les nombres de tours de manivelle se montrent dans des lucarnes spéciales (fig.17), et comme ces nombres sont toujours plus petits que 9, ils se montrent tels qu'ils se sont produits dans les multiplications et les divisions partielles successives, de sorte qu'après la multiplication faite, la série de ces nombres représente le multiplicateur et devient, par sa seule présence, un témoin authentique, une preuve irrécusable de la vérité, de la bonté de l'opération ; qu'après la division achevée, il donne le quotient, sans qu'on ait eu besoin d'enregistrer à part ses chiffres successifs, à mesure qu'ils ont été obtenus ».[11]
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Figure 16 / Le « Piano arithmomètre de 1855 |
Figure 17 / Compteurs de tours |
On peut d’ailleurs se demander pourquoi Thomas n’y a pas pensé plus tôt ! Les modèles antérieurs possédaient certes des compteurs de tours, mais à un chiffre (fig.18). Dans le cas d’une multiplication, l’opérateur devait contrôler l’état d’avancement de l’opération pour chaque chiffre du multiplicateur. Et pour une division, chaque chiffre du quotient devait être noté consciencieusement pour obtenir le résultat final. Pas simple, donc …
Ce n’est véritablement que vers 1858[12] (fig.19) que les compteurs de tours ont été intégrés « en standard » sur les arithmomètres. Techniquement, ce n'était pas si facile à faire, car le chariot était déjà truffé de rouages et de ressorts ! Pour ranger tout ce « beau monde » sans modifier la taille de la machine, Thomas dut augmenter l'épaisseur de la platine du chariot et travailler sur plusieurs "couches". De la sorte, les pièces pouvaient se chevaucher partiellement sans se gêner dans leurs fonctions respectives !
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Figure 18 / Index multiplicateur sur T1850 |
Figure 19 / Compteurs de tours multiples (1858) |
L’absence de compteurs de tours sur l’arithmomètre N°541 est donc une autre source de confusion possible.
III) Les boites (Coffrets)
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Figure 20 / Quelques boites prestigieuses
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Pour promouvoir sa machine, Thomas va sortir le grand jeu et offrir aux grandes têtes couronnées d’Europe, ainsi qu’à de hautes personnalités, de belles machines aux boites richement décorées (fig.20). Il recevra en retour de nombreuses distinctions honorifiques : Nicham en diamant (grade de commandeur) de son Altesse Le Bey de Tunis, Tabatière en or du prince président (Futur Napoléon III), titre de Commandeur de l’ordre de Saint Grégoire le Grand par Sa sainteté le Pape Pie IX. La liste est longue : Le roi de Grèce, le Grand duc de Toscane, le roi de Sardaigne, le roi du Portugal, le roi des deux-Siciles le récompensent également.
Thomas n’a pas lésiné sur la qualité de ses boites. Il les a voulues somptueuses, à la hauteur de leurs futurs propriétaires. Elles ont été fabriquées dans le plus pur esprit Boulle, et leur qualité de fabrication n’a rien à envier aux boites du grand ébéniste Tahan : bois d’ébène, écaille de Tortue, poignées en bronze, superbes arabesques…
On recense actuellement 6 boites du même genre. 5 d’entre elles accueillent des arithmomètres de type T1850 ou T1852, ce qui, en soi, n’a rien d’étonnant puisque c’est justement la période où Thomas offre des machines aux grands de ce monde. Vu le nombre de distinctions reçues, on peut d’ailleurs estimer qu’une quinzaine de ces boites ont été fabriquées sur cette courte période.
Au final, la seule un peu anachronique est la « boite de Mlle Renaud », qui contient, comme nous l’avons démontré plus haut, un arithmomètre bien plus récent. Quelle explication donner ? Thomas a-t-il fait fabriquer d’autres boites de luxe dans les années 1860 ? Ou a-t-il utilisé une ancienne boite pour embellir son cadeau ?
Visuellement, elles se ressemblent énormément : les arabesques sont identiques, les rabats latéraux présentent le même arrondi (fig.21).
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Figure 21 / Les ressemblances
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Le tableau ci-dessous donne les dimensions respectives des boites et des machines à 10 chiffres fabriquées par Thomas de Colmar.
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Machines |
Boites |
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Longueur |
largeur |
Longueur |
largeur |
T1850 |
36 |
13,3 |
38,1 |
15,7 |
T1852 |
36 |
13,3 |
38 |
15,7 |
T1863 |
36 |
13,9 |
38,2 |
16,9 |
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La première chose que l’on constate, c’est que la longueur des machines est identique. Elle n’a pas évolué au fil du temps. En revanche leur largeur est différente. T1863 a 6mm de plus, ce qui est significatif. Cela influence logiquement la largeur des boites, qui est également plus importante sur T1863[13].
Si on part de l’hypothèse que la boite de Mlle Renaud a été fabriquée pour accueillir l’arithmomètre N°541 (T1863), sa largeur doit forcément être supérieure à celle des boites T1850-52, sans quoi la machine ne rentrerait pas. Or il se trouve qu’elle a exactement les mêmes dimensions.
Comment donc placer une machine plus large dans une boite plus petite ?
Deux possibilités :
- Soit on rogne les montants pour augmenter l’espace intérieur
- Soit on rogne la machine pour la faire rentrer dans la boite
L’analyse comparative avec les autres boites de même type indique que les montants n’ont pas été rognés. En revanche, on remarque que la manivelle se situe très en bordure de la platine, ce qui est anormal. Aucun arithmomètre n’en possède de la sorte. Il y a toujours 5 à 7 mm d’écart, afin d’éviter que l’arbre de transmission [14] ne touche l’intérieur de la boite, et nuise au fonctionnement de la machine.
A l’évidence, la platine a été coupée…
Il y a en outre deux autres éléments à charge.
On observe qu’une entaille circulaire a été pratiquée au niveau du couvercle, sur la partie interne du montant antérieur [15](fig.22.). Sans cette modification, la boite ne pourrait se fermer. Cela est dû au fait que le pied de la manivelle dépasse, tant la platine a été rognée (fig.23).
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Figure 22 / Entaille circulaire |
Figure 23 / Dépassement |
- L’ouverture latérale de trop
Toutes les boites d’arithmomètres possèdent une ouverture latérale droite (fig.24-25). Elle permet à l’opérateur de déplacer le chariot totalisateur [16], qui est mobile. Dans le cas d’une multiplication par exemple, lorsque le multiplicateur est à plusieurs chiffres, il faut décaler le chariot d’un cran à droite pour chaque chiffre du multiplicateur. Il en est de même si l’on pose l’opération sur une feuille de papier.
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Figure 24 / Ouverture latérale droite |
Figure 25 / Déplacement du chariot |
L’ouverture latérale gauche a une tout autre fonction (fig.26). Elle intervient dans le mécanisme de remise à zéro du totalisateur. Le principe est le suivant : une crémaillère fait, dans un mouvement de va-et-vient, tourner simultanément l’ensemble des cadrans. Sous chacun d’entre eux se trouve une roue dentée à laquelle on a enlevé une dent. Au moment précis où un cadran affiche 0, la crémaillère n’est plus en prise. Pendant le processus, la crémaillère sort très nettement sur le côté, ce qui suppose qu’une ouverture ait été pratiquée pour ne pas gêner son déplacement.
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Figure 26 / Ouverture latérale gauche sur T1852
= Sortie crémaillère à gauche |
Figure 27 / Ouverture latérale droite sur Sn548
= sortie crémaillère à droite |
Au fil des années, des modifications ont été apportées au mécanisme. Sur T1863, le bouton de remise à zéro change de côté et se retrouve à droite (fig.27). Le va-et-vient de la crémaillère s’effectue également du côté droit, rendant ainsi inutile l’ouverte latérale gauche. Elle a donc tout bonnement été supprimée. (fig.28)
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Figure 28 / Absence d’ouverture latérale gauche (et de rabat) sur Sn 547 (même modèle que Sn 541)
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La présence d’une ouverture latérale gauche sur la boite de Mlle Renaud indique l’antériorité de celle-ci (fig.29).
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Figure 29 / L’ouverture latérale gauche de trop sur Sn541
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IV) Le cadeau à Mlle Renaud
Qui était Mlle E. Renaud ?
Si l’on s’en tient à la forme exacte du nom, nous ne disposons d’aucune information. Des recherches généalogiques menées par Michel Arnold [17] ont cependant mis en évidence un nom s’en approchant. Il s’agit d’Emilie Charlotte Marguerite Reynaud de Barbarin (1816-1906). Sa destinée semble rattachée à celle du 4ème fils de Thomas de Colmar, Louis François Charles Thomas (1816-1881). En 1864, il rencontre Irma Carabin, danseuse à l’opéra. Pris d’un amour fou, il rédige un testament en date du 28 mai 1864 dans lequel il lui lègue sa fortune. Il rencontre ensuite Jeanne Suzanne Dumas, avec qui il aura une fille, Charlotte Jeanne. Le 1er avril 1871, dans un second testament, il déclare sa fille légataire universelle de tous ses biens, meubles et immeubles, et nomme sa mère Jeanne Dumas, tutrice. En 1872, il est placé sous tutelle pour actes de prodigalité. Un an plus tard, il confie sa fille à Mlle E. Renaud. Il épousera par la suite Mlle Gabrielle de Gama, toute jeune de 22 ans.
Se succèdent ainsi plusieurs testaments. Il fait d’abord une donation à sa fille d’un important portefeuille de titres de la compagnie du Soleil et de l’Aigle, puis fait de sa femme sa légataire universelle. Dans un autre testament, il laisse à sa femme la tutelle de sa fille Charlotte, pour finalement, dans un énième testament (1 mois avant sa mort) demander à ce que sa fille reste confiée aux soins et à la garde sans aucune restriction de Mademoiselle E. Renaud !
« Parcours un peu chaotique, dirons-nous … ».
Cette mademoiselle E. Renaud, qui reçut en présent ce bel arithmomètre (fig.30), est-elle Emilie Charlotte Marguerite Reynaud de Barbarin, dont la tombe-chapelle se situe juste à côté de celle de Louis François Charles Thomas? Difficile d’en être sûr.
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Figure 30 / Dédicace de l’inventeur à Mlle E. Renaud
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Il aurait été souhaitable, lors d’une vente aux enchères de prestige, de souligner le manque d’informations biographiques plutôt que de s’aventurer à des énoncés douteux [18]. Affirmer de plus que l’arithmomètre N°541 provient directement de la famille de Thomas n’est pas exact [19]. Celui-ci vient d’une collection privée.
Une autre question nous brûle les lèvres : La machine a-t-elle été offerte par Thomas de Colmar lui-même, donc avant 1870, ou par son fils, Louis François Charles Thomas, en remerciement des soins apportés à sa fille Charlotte ?
Nous n’avons, à ce jour, aucune certitude, seulement quelques hypothèses.
V) Hypothèses
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Dans les années 1850, Thomas offre à Mlle Renaud un arithmomètre de type T1850-52 et choisit de le placer dans une magnifique boite de type Boulle. On sait qu’il connaissait Mlle Renaud puisque dans son testament, il lui assure une rente à vie. Dix à quinze ans plus tard, la machine dysfonctionne et Thomas la remplace par une T1863. La boite étant plus petite, il « ordonne » que la machine soit redimensionnée pour y être logée.
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Thomas décide d’offrir un cadeau à Mlle Renaud vers 1865, peut-être pour l’anniversaire de ses 50 ans. Il veut une belle boite pour marquer le coup. Mais il ne dispose plus de modèles T1850-52 en stock. Il prend donc une T1863 et la redimensionne.
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En 1873, Mlle Renaud devient la tutrice de la fille du 4ème fils de Thomas de Colmar. En remerciement de son dévouement, celle-ci reçoit un magnifique petit arithmomètre. On sait qu’il en reste beaucoup en stock, suite à l’inventaire de 1870. Le choix se porte sur une jolie boite, qu’il fait graver à son nom, et adapte une T1863.
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Au XXème siècle, une T1863 rencontre une belle boite aux reflets d’or. Leur propriétaire les marie.
Conclusion
La belle histoire voudrait que ce « mariage » ait eu lieu du temps des Thomas. Dans le fond, rien ne s’y oppose. On sait qu’un certain nombre de boites « Boulle » ont été fabriquées dans les années 1850. Il est possible que certaines d’entre elles aient été utilisées plus tardivement, ce qui a nécessité des « adaptations » particulières, car la dimension des machines avait changé. Une expertise scientifique pourrait nous renseigner sur ce point délicat.
L’arithmomètre Sn541 est-il exceptionnel ?
Sur le plan technique, il ne l’est pas. Ce n’est que le 541ème d’une longue lignée d’arithmomètres. A la même période, il existait déjà des modèles plus performants, avec compteurs de tours. Celui-ci n’en possède pas. Il est aussi le moins cher du catalogue. En 1864, il coûte 150 frs, contre 300 frs pour le modèle à 12 chiffres (avec quotient/compteurs) et 400 frs pour le modèle à 16 chiffres. C’est en quelque sorte un modèle économique, plus simple à fabriquer. Pour le collectionneur cela demeure une pièce de choix. Tous les arithmomètres de Thomas de Colmar sont recherchés. Et plus on s’approche de la date de l’invention, plus c’est cher. A ce titre, T1848 est beaucoup plus prestigieux. Non seulement il est le deuxième plus ancien modèle connu, ce qui en fait une rareté absolue, mais il est aussi le point de départ d’une épopée qui durera presque 70 ans ! Celle de l’aventure technico-commerciale de l’arithmomètre. Avec T1848, on est au cœur de l’invention…
Bien sûr, la N°541 a quelque chose d’exceptionnel : son état superbe et sa boite magnifique ! Pour recevoir un tel présent, il fallait être une personnalité de choix. Mlle Renaud devait donc être très appréciée au sein de la famille Thomas.
Reste à savoir quand elle reçut ce présent ? A ce jour il est impossible de le dire. Tout dépend de l’hypothèse que l’on souhaite retenir. L’avenir nous le dira peut-être.
Concernant la datation de l’arithmomètre lui-même, il n’y a en revanche aucun doute possible. Un certain nombre de critères nous ont permis objectivement de le situer aux alentours de 1863. Le dater de 1835 [20 ]constitue donc une grave erreur. Cela le place dans une position chronologique qui n’est pas la sienne, et peut semer la confusion quant à son importance. L’acheteur peut en effet penser qu’il est plus ancien et plus rare que T1848, qui rappelons-le a été vendu 166 000£ en 1997.
Pour conclure, nous pourrions dire que les associations de collectionneurs ont un rôle important à jouer dans l’expertise de machines rares ou exceptionnelles. Nombreux sont les membres passionnés qui effectuent des recherches approfondies. Leur savoir devient alors précieux. N’hésitons à les solliciter, et veillons à toujours partager, car c’est l’échange de savoirs qui nous protège, et qui nous fait avancer.
© Valéry Monnier 2014
Remerciements
Je tiens à remercier tous les collectionneurs passionnés qui m’aident et m’encouragent dans ces travaux de recherche. Merci à Walter Szrek, Serge Roube, Cris Stenella, Edmond Kern, et Michel Bardel, Bruno Nicole et Benoît Martin pour leurs relectures. Merci encore à Cris Stenella pour la version anglaise de cet article, et à Edmond Kern pour la version allemande. Merci à Giovanni Breda de m’avoir transmis en un temps record une série de photographies. Enfin merci aux musées du monde entier pour les documents précieux qu’ils me fournissent. La liste est longue … j’en ai certainement oublié !
Notes
- Auction Team Breker, Cologne, Allemagne
- Vente du vendredi 9 Avril 1997, chez Christie’s, South Kesington, Royaume-Uni
- « L’Aigle » et « Le Soleil »
- Abbé Moigno. Arithmomètre ou machine à calcul de M. Thomas. Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences, 3e année, 4e volume, 3e livraison.- 20 janvier 1854, pages 72-77
- T1865 = Thomas (arithmomètre) 1865
- Lauterburg. Von der Rechenmaschinen. Mitteilungen der Naturforschenden in Bern, 3Februar 1863, p. 20-29
- Schlömilch, O. Die Thomas'sche Rechenmaschine. Zeitschrift für Mathematik und Physik. 1864, Vol. 9, page 198-204
- Vers 1887, Louis Payen reprendra l’affaire et apposera son propre cachet.
- Dans un sens ou dans l’autre (Droite/Gauche)
- Arithmomètre géant à 15 curseurs, 16 chiffres au compteur de tours, et 30 chiffres au totalisateur
- Abbé Moigno. Une des splendeurs de l'Exposition : l'arithmomètre géant de M. Thomas de Colmar : n°1088 du catalogue, nef centrale du grand Palais, près du phare de l'administration. Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences, 4e année, 7e volume, 2e livraison, 13 juillet 1855, pages 39-46
- 1858 est une date communément admise dans la « littérature ».
- L’écart est de 12mm
- On l’appelle aussi l’arbre de couche.
- Les pointillés blancs délimitent artificiellement l’entaille
- Le terme « chariot » a été utilisé par Thomas de Colmar lui-même. On utilise d’ailleurs ce même terme pour les machines à écrire.
- Michel Arnold est membre du Cercle historique de Maisons-Laffite. Il a effectué des recherches généalogiques poussées sur la Famille Thomas de Colmar et sa descendance.
- Description faite dans le catalogue de vente : « Mlle Renaud était la belle-sœur de Charles-Xavier Thomas, mariée à Louis Thomas (le frère de l’inventeur). Elle s’appelait Emilie-Charlotte Reynaud de Barbarin (1816-1906). Elle est enterrée au cimetière de Passy, à Paris. Sa tombe se situe à côté d’un autre nom de la famille Thomas : François-Charles-Thomas (1817-1881) »
- Description faite dans le catalogue de vente : « Donc cet arithmomètre vient directement de la famille Thomas ! »
- Description faite dans le catalogue de vente : « Arithmomètre de Thomas de Colmar (Boulle), c. 1835.
Crédits photographiques
Fig.1,7,22,24,29,30 (Auction Team Breker, Cologne, 2013) - Fig.6 (Bibliothèque de l’Observatoire de Paris) - Fig.2 (Vente Christie’s, South Kesington, 1997) – Fig.8 (Technische Universität, Chemnitz, Allemagne) – Fig.16,17 (IBM collection, USA) – Fig.27 (Giovanni Breda) – Fig.28 (Serge Roube) - Fig.3,4,5,6,9,10,11,12,13,14,15,18,19,20,21,23,25,26 (www.arithmometre.org)
Bibliographie
Toute la bibliographie est consultable en ligne sur le site www.arithmometre.org, rubrique « Bibliothèque ».