L'épopée des numéros de série

Mise à jour Juillet 2023

L'année 1850 marque un tournant dans l'histoire de l'arithmomètre. Thomas de Colmar est devenu un homme riche: ses compagnies d'assurance "le Soleil et l'Aigle" lui assurent de confortables revenues. L'Europe s'industrialise ! La machine devient fiable ! Bref, tous les ingrédients sont là pour assurer sa réussite commerciale.

Sur le plan technique, les modèles se succèdent à un rythme relativement soutenu. Près de 500 machines sortiront des ateliers entre 1850 et 1865. Malheureusement, bien peu d'entre elles ont survécu. A ce jour, on recense une petite cinquantainee de machines de cette période, soit 10 % de la production !
Cette rareté a rendu la datation des machines difficile et l'expertise aléatoire. Trop de machines vendues aux enchères ont été incorrectement datées : la faute aux numéros de série !

Le long travail mené depuis plusieurs années donne aujourd'hui un nouvel éclairage sur la manière dont les machines étaient numérotées.


I) Premiers indices


a) Numérotation et chronologie

Il apparait que la numérotation, que l'on voudrait chronologique, n'est pas en adéquation avec les caractéristiques techniques des machines. Prenons l'exemple de l'arithmomètre n° 151 et comparons le avec le n°52. Le premier a été offert en Juillet 1852 à Zénoïde de Jacquemain, la nièce de Thomas de Colmar. Le second est un modèle fabriqué vers 1860. Il a été parfaitement décrit dans la littérature scientifique de l'époque par Franz Reuleaux, L'Epervier du Quénnon et Hirn.

Si l'on suit l'hypothèse de la numérotation linéaire, on se retrouve à dater n°52 en 1851 alors qu'on sait qu'elle a été fabriquée vers 1860.

S/n 151 (Sans compteurs)
S/n 52 (avec compteurs)
Juillet 1852
1860-...
T1852A852
T1860A854

 

b) Présence de numéros identiques

Le cas du n° 118 illustre bien notre affaire. On se retrouve en présence de 2 machines d'un même modèle (T1852) dont la capacité est différente !

• La première, de capacité 5x0x10 (T1852A), a été offerte en 1852 au roi du Portugal.

• La seconde, de capacité 8x0x16 (T1854B), date de 1854. On en connait la date précise parce que l'une de ses petites soeurs, n° 105, a été offerte en juin 1854 à Mr LeVerrier, directeur de l'Observatoire impérial de Paris !

S/n 118
S/n 118
Machine du roi du Portugal
© Deutsches Museum
T1852A852
T1854B 1854

 

c) Le cas du n°4, le plus petit numéro de série connu.

N°4 est-elle la plus ancienne ? Et bien non !! Sur le plan technique, d'une part, la machine possède un système de retenue qui est plus récent que celui observé sur T1850, T1852, ou T1854. Il est dit "à poussée horizontale". Son principal avantage par rapport à son prédécesseur (dit "à poussée verticale) est d'éviter que le totalisateur mobile ne se lève de manière intempestive pendant la phase de retenue, en particulier lors des retenues en cascade (99999+1).

Notons d'autre part que le célèbre "Piano-arithmomètre" de 1'Exposition Universelle de 1855 possède le même système de retenue que N°4.

Ces deux éléments nous conduisent de manière assez objective à dater n°4 autour de 1855, voir même après. La nouvelle typologie des modèles (Typologie de Juillet 2023) la daterait même vers 1858. Pour plus de détails techniques, je vous invite à lire les chapitres Modèles & Système de retenue.

S/n 4
Piano-Arithmomètre de 1855
1855-1858
1855
T1858AB-M52
T1855P1854

 

d) Y a-t-il une logique ?

A lire ces quelques lignes, on voit bien que la numérotation est trompeuse. Mais ce n'est pas pour autant que le contremaître de Thomas a fait n'importe quoi !

Permettez-moi de vous présenter l'hypothèse du Registre d'atelier

II) L'hypothèse du registre d'atelier


C'est en lisant un article de l'Abbé Moigno, écrit en janvier 1854 dans la célèbre revue des sciences Cosmos, que cette hypothèse du registre d'atelier a germé.

Dans son texte, l'auteur indique qu'environ 200 machines à 10 chiffres (5x0x10) et une cinquantaine de machines à 16 chiffres (8x0x16) étaient déjà sorties des ateliers de fabrication...
Si l'on prend pour point de départ l'année 1850, date à laquelle Thomas commenca à faire fabriquer en nombre ses arithmomètres, cela nous donne en moyenne un peu plus 50 machines à dix chiffres (A) et une bonne douzaine de machines à 16 chiffres (B) par an.

Partons du principe que le contremaître tenait en 1850 un registre où étaient consignées toutes les machines fabriquées. Pour des raisons de comptabilité, chaque version (A et B) de modèle possédait une numérotation propre. Pendant les deux premières années, les petites machines à 10 chiffres se vendaient mieux car elles étaient moins chères. Du coup, au fil du temps, un décalage se créa au niveau de la numérotation !

Rien d'étonnant donc à ce qu'une grande machine de 16 chiffres portant le même numéro de série n°118 soit fabriquée deux années plus tard !

Capacité
Numéro de série
Année
5x0x10
S/n 118
1852
8x0x16
S/n 118
1854

 

En 1852, Thomas modifie son arithmomètre (T1852), qu'il décline toujours en 2 versions (5x0x10 et 8x0x16). Il supprime le multiplicateur, modifie l'inverseur de marche et sécurise le mécanisme de retenue. Mais comment gérer ce nouveau venu ? Est-ce un nouveau modèle ? Doit-on créer une nouvelle numérotation ? Ou poursuivre celle déjà existante ?

On observe que tous les numéros de série connus de T1852A s'échelonnent entre n°118 et n°190. Notre hypothèse de départ prend ici tout son sens. Plutôt que de commencer la numérotation de sa nouvelle machine au n°1 , il se basa sur le registre d'atelier !! Si 100 machines T1850A ont été construites auparavant, et bien ! Que la numérotation de T1852A commence au n°101 ! On est donc très proche des 200 machines (de type A) mentionnées par l'Abbé Moigno !

Entre 1855 et 1865, Thomas continue d'améliorer ses machines. Il introduit en 1858 un système de compteurs de tours pour chaque rang décimal (6, 9, ou 11 en fonction des versions). C'est une innovation importante. Elle permet à l'opérateur de contrôler l'avancée d'une multiplication à plusieurs chiffres, et de grandement faciliter les divisions.
En 1860, le nouveau modèle T1860, décliné en deux versions, sort des ateliers. Tous portent des numéros de série inférieurs à 60, ce qui laisse encore penser à une numérotation spécifique.
Et puis, vers 1863, un petit modèle "économique" T1863 vient élargir le catalogue. Il est de petite capacité et ne possède pas de compteurs de tours (5x0x10).

Mais ce qui nous intéresse ici, c'est que la numérotation commence directement au n°500 ! Pas de n° 200, n° 300, ni de n° 400 !!

Ne nous inquiétons pas, l'hypothèse du registre d'atelier peut l'expliquer !! Devant la multiplication des modèles, il devenait urgent de simplifier cette numérotation. En comptabilisant l'ensemble des machines produites depuis 1850, on arrive à plus de 400 machines. L'idée de commencer les nouveaux modèles d'arithmomètres au n°500 semble donc tout à fait logique. Et à partir de ce moment-là, la numérotation sera continue.

En 1865, Un nouveau brevet est déposé ! Nouvelles machines ! Nouveau cachet ! Et donc numérotation continue, quelque soit la version de la machine: petite (A), moyenne (B), ou grande, à 20 chiffres (C).

Thomas dispose alors d'un catalogue de modèles assez impressionnant. L'inventaire de l'atelier du 16, rue de la Tour des Dames, en 1870, à la mort de Thomas de Colmar, nous indique bien que tous ces modèles étaient en stock !

Intitulé
Modèle
Nombre
Prix unitaire
 
Machines de 12 chiffres à quotient ordinaire
T1860 A
40
100 fr.
Machines de 16 chiffres à quotient ordinaire
T1860 B
33
150 fr.
Machines de 10 chiffres sans quotient (5x0x10)
T1863 A
13
50 fr.
Machines de 12 chiffres à quotient effaceur
T1865 A
58
200 fr.
Machines de 16 chiffres à quotient effaceur
T1865 B
76
250 fr.
Machines de 20 chiffres à quotient effaceur
T1865 C
9
400 fr.


III) 1865-1907 : La numérotation continue !

Entre 1865 et 1887, près de 2000 machines sortiront des ateliers avec le cachet Thomas de Colmar. Quand on parle "d'Arithmomètre Thomas de Colmar", il y a ceux avant 1870 (date de sa mort) et ceux après 1870 ! Son fils, Thomas de Bojano, continua de produire des arithmomètres griffés "Thomas de Colmar" jusqu'en 1881, puis son petits fils jusqu'en 1887. Début 1888, il y eut cession de droits à Louis Payen, leur ingénieur-mécanicien, en poste depuis le début des années 1870.
Et oui ! Une "Thomas de Colmar" n° 1800 était déjà une machine construite par Payen ! Mais ce dernier n'apposera son propre cachet sur les machines qu'en 1888. Les premiers modèles Payen (P1) sont d'ailleurs identiques aux derniers modèles Thomas.

A l'aube du nouveau siècle, on trouvera des machines Payen numérotées n° 3900 !!!


IV) 1907-1915 : Veuve Léontine Payen lance le modèle "Aigle"


A la mort de Payen, en 1901, sa veuve Léontine veille au grain. Elle dépose même un brevet en 1907 pour un nouvel arithmomètre comportant principalement des améliorations au niveau des systèmes de remise à zéro des totalisateurs et des compteurs. Ses machines portent le cachet "Vve L. Payen" surmonté d'un aigle aux ailes déployées ! D'où le nom de Payen Aigle (P4). .

Une nouvelle numérotation est introduite : elle semble commencer au n° 500, puis s'arrête vers le n° 1700. Y a-t-il eu réellement 1200 arithmomètres de type P4 construits entre 1907 et 1914 ? Ce qui est étrange, c'est que seulement une vingtaine de ces machines ont été à ce jour répertoriées, soit moins de 2% de survivance. C'est peu au regard des 5 à 8% que l'on retrouve en moyenne sur les autres modèles.

Payen Aigle P4
Détail du cachet
Circa 1914

 

 

V) 1915: Vente "Veuve Payen" à Alphonse Darras

En mars 1915, Veuve Payen vend son affaire à Alphonse Darras, qui tient boutique au 116 Bd Saint-Germain, à Paris. Ce n'est pas un inconnu ! C'est un ancien de la "Maison Deschiens", qui fabriquait des compteurs depuis le années 1870. Un peu comme Payen fabriquait au départ des arithmomètres griffés "Thomas de Colmar", Darras a sans doute fabriqué des arithmomètres de type P4 avant qu'il ne reprenne l'affaire à son compte. L'inventaire réalisé lors de la cession constitue une magnifique photographie de ce qu'était l'état de la production des arithmomètres Payen en ce début 1915. Il nous renseigne sur une multitude de choses. D'une part, de nombreux arithmomètres sont en stock. On dénombre une trentaine de modèles P3, neufs et d'occasion ainsi qu'une quarantaine d'arithmomètres de type P4 dernière génération. Certains sont encore en cours de montage (n° 1707 à n°1711). Ce qui est intéressant de noter, c'est la numérotation des modèles P4 neufs en stock. On a des n°500, un N°1015, puis on passe directement à la série des n°1600. Compte tenu que ce sont des machines en stock, donc en vente, ces trous dans la numérotation nous laissent un peu perplexe et nous renvoient à notre interrogation de tout à l'heure, à savoir si réellement, 1200 arithmomètres P4 ont été construits. Il est probable que beaucoup, beaucoup moins le furent !

Mais revenons à Alphonse Darras ...

1915: mauvaise période pour faire prospérer une affaire. Il faut alimenter la machine de guerre et le cuivre vaut de l'or ! Et puis il y a toutes ces machines en stock à vendre. En cette période trouble, Alphonse Darras fabriquera pourtant quelques machines (une cinquantaine peut-être) et apposera son propre monogramme AD. Encore une fois, une nouvelle numérotion sera utilisée (n°5500 à n°5550).

Ce choix de commencer au n°5500 correspond-il à la somme de tous les arithmomètres Thomas et Payen construits depuis 1850 ? Il est vrai que lorsque l'on additionne les 3900 arithmomètres Thomas et Payen aux 1700 modèles P4 , on arrive à peu près à cette valeur..

5550 arithmomètres Thomas et Payen construits !
Est-ce une réalité ?
Une réalité un peu gonflée ?

Je vous laisse le libre arbitre !!!

 

© Valéry Monnier 2023
valery.monnier@gmail.com
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